dimanche 12 août 2007

20 ans de recherche sur la biologie des cancers

Bonsoir,

A l'occasion des 20 ans d'EUROCANCER, principal congrès européen en cancérologie organisé chaque année par le Profeseur Michel MARTY et le Professeur Michel BOIRON, j'ai fait à leur demande une revue sur 20 ans de recherche sur la biologie du cancer. Cette revue a été présentée aux journalistes lors d'une conférence de presse. Le sujet semble les avoir intéressé puisque plusieurs articles ont été écrits et un sujet a été fait par Carolyne BAYLE pour le journal de Claire CHAZAL sur TF1. Pour le cas ou une telle revue sur 20 ans de recherche vous intéresserait également, voici le texte remis aux journalistes . Bonne lecture




20 ans de recherche sur la biologie des cancers:
Les illusions perdues… Les véritables avancées…
Et les leçons à retenir.



En Europe, le nombre de patientes et de patients atteints d'un cancer ne cesse d'augmenter (1). De ce fait, il y a parfois une interrogation sur les progrès faits en recherche sur le cancer et sur l'impact de ces progrès dans la prise en charge de la maladie cancéreuse. Pour répondre à cette interrogation, cette présentation sera orientée sur les avancées qui ont pu se faire en biologie des cancers au cours des 20 dernières années et sur les innovations biomédicales qui sont issues de ces avancées.
En préambule, il est bon de rappeler ce que l'on définit par innovations biomédicales : à la différence de l'invention qui peut être une idée brillante, une innovation biomédicale correspond à un résultat concret, à un produit utilisé par les praticiens au bénéfice de leur malades, nouveau médicament ou nouvelle méthode diagnostique pour ne citer que ces exemples. Les patientes et les patients sont donc concernés directement par les innovations issues des recherches sur la biologie du cancer.
En termes d'innovations, beaucoup d'illusions ont été perdues depuis qu'a été lancé le 23 décembre 1971 par Richard Nixon, président des Etats-Unis, le plan de guerre contre le cancer. Alors que, l'homme venait de poser le premier pied sur la lune (20 juillet 1969), l'éradication des cancers apparaissait comme un objectif atteignable. Malgré d'immenses investissements, il a été considéré 25 ans plus tard que la science avait échoué face au cancer, comme l’avait alors titré en couverture la revue « La Recherche » (février 1996). Depuis cette époque, a-t-on perdu de nouvelles illusions ou a t’on gagné quelques combats contre le cancer ? Avant de répondre à ces questions, il est intéressant de se remémorer les espoirs mis dans la recherche sur le cancer au milieu des années 90 et de relire les prévisions faites à cette époque par les meilleurs scientifiques (2). Parmi les perspectives attendues, il avait été prédit que tous les gènes de susceptibilité à la plupart des cancers seraient bientôt connus, ce qui permettait alors d'envisager le développement de tests pour diagnostiquer une susceptibilité particulière à certains cancers. Au moment où le séquençage du génome humain était en cours (le projet « Génome Humain » a été lancé en 1990), une telle prédiction paraissait réaliste. Achevé en 2000, le séquençage de notre génome n'a pourtant pas encore permis l'identification de l’ensemble des gènes de susceptibilité. D'autres retombées espérées de ce séquençage ne sont toujours pas apparues : la connaissance de notre génome devait aboutir à la découverte plus rapide d'un plus grand nombre de médicaments anticancéreux, prédiction qui reste encore une illusion.
Si une analyse objective montre que, depuis le début du troisième millénaire, de nombreuses illusions ont été perdues, il est indéniable que, au même moment, une meilleure connaissance de la biologie du cancer a conduit à de réelles innovations. Ces innovations sont en accord avec les prévisions faites en 1995 par J. Michael Bishop (prix Nobel de physiologie et de médecine en 1989 avec Harold E. Varmus pour la découverte des oncogènes). En bref, celui-ci estimait qu'il serait nécessaire d'avoir une vision globale des circuits moléculaires qui conduisent une cellule normale à devenir cancéreuse pour pouvoir identifier des cibles pertinentes de médicaments (2). Une des avancées majeures en biologie du cancer au cours des 20 dernières années est effectivement la perception de cette vision globale, perception issue des résultats de centaines d'équipes de recherches et résumée dans un article publié en 2000 par Douglas Hanahan et Robert A. Weinberg dans la revue Cell (3). Cet article montre que, pour devenir cancéreuse, une cellule normale doit présenter six altérations clés: échapper à la mort cellulaire programmée (apoptose), produire ses propres facteurs de croissance, devenir insensible aux facteurs anti-croissance, avoir un potentiel réplicatif illimité, maintenir l'angiogénèse et enfin, avoir des capacités d'invasion et de migration qui conduiront au développement de métastases. Surtout, il est progressivement apparu que, dans la cellule, les mécanismes moléculaires conduisant à ces six altérations utilisent souvent les mêmes circuits jalonnés par un nombre relativement limité de gènes et de protéines clés. En identifiant plusieurs de ces gènes et de ces protéines clés, les avancées de la recherche en biologie des cancers ont permis d'identifier les cibles pertinentes de nouveaux médicaments. Ces médicaments constituent aujourd'hui ce que l'on appelle communément les thérapies ciblées. Parmi ces nouveaux médicaments, certains sont de petites molécules comme le Gleevec® utilisé pour le traitement des leucémies myéloïdes chroniques et des tumeurs gastro-intestinales stromales, alors que d’autres sont des anticorps tels l' HerceptineTM utilisé pour le traitement des cancers du sein métastatiques ou l’Erbitux® utilisé pour le traitement des cancers colorectaux métastatiques. Ces thérapies, issues des progrès en biologie et en biotechnologies, sont ciblées à double titre: à l'échelon cellulaire, elles ciblent un composant précis de la machinerie cellulaire tel qu’un récepteur pour un facteur de croissance, par exemple le récepteur à l’EGF (HER1) pour l’Erbitux®. À l'échelon des malades, ces thérapies sont ciblées sur des groupes de patientes ou de patients qui expriment la cible au niveau des cellules cancéreuses et qui sont donc susceptibles de bénéficier de la thérapie ciblée. C'est le cas de l' HerceptineTM qui n'est destiné qu’aux patientes dont le cancer du sein exprime fortement un récepteur cellulaire dénommé HER2. Là encore, la recherche sur la biologie des cancers a conduit à de véritables innovations puisqu'il existe des tests pour sélectionner les patientes susceptibles de bénéficier de l' HerceptineTM. Aujourd'hui, il fait peu de doute que ces thérapies ciblées, bien que très coûteuse et encore destinées à un nombre limité de malades, constituent de véritables avancées dérivées directement de la recherche sur la biologie des cancers.
Outre les innovations apparues en cancérologie au cours des cinq dernières années, plusieurs leçons peuvent être tirées des travaux de recherche effectués en cancérologie au cours des deux dernières décennies. La première leçon, bien qu'évidente, mérite pourtant d'être souligné : toute innovation est dérivée d'une recherche fondamentale et cette recherche souvent menée pendant de longues années conduit parfois à des innovations imprévues et fort éloignées de l’objectif initial. Un exemple frappant est celui des anticorps monoclonaux découverts par Georges J.F. Köhler et César Milstein en 1975 (prix Nobel de physiologie et de médecine avec Niels K. Jerne en 1984). De leur aveu même, ces chercheurs qui travaillaient sur les capacités du système de défense immunitaire à « se débrouiller » face à des « envahisseurs inconnus » n'avaient pas imaginé que leur découverte serait à la base de nombreuses thérapies ciblées et de multiples tests sanguins (4). Pour l'anecdote, cette découverte qui est l'une des plus importantes en biologie et en médecine au cours des 40 dernières années n'a jamais été protégée par un brevet, le cabinet de brevet ayant examiné le dossier n'ayant pas perçu l'importance de cette avancée !
Une seconde leçon est l'importance de l'interdisciplinarité. Ceci est bien illustré par les travaux de Stanley N. Cohen et Herbert W. Boyer, les pères du génie génétique. C'est grâce à la rencontre de Herbert W. Boyer, un spécialiste des enzymes bactériens, et de Stanley N. Cohen, un spécialiste des plasmides (fragments d'ADN circulaire trouvés presque exclusivement dans les bactéries) qu'a été trouvé la première technique de génie génétique. Pour l'anecdote, cette rencontre s'est faite dans une pâtisserie de Waikiki à Honolulu ! De l'importance des patisseries en recherche… Leur contribution est à la base d'immenses progrès en biologie des cancers et en biotechnologies. C’est grâce aux techniques de génie génétique qu’ont été conçus les anticorps monoclonaux chimériques ou humanisés. Ces anticorps sont les principes actifs de nouveaux médicaments comme le Rituxan®, un anticorps chimérique pour le traitement de lymphomes non-hodgkiniens ou comme le Campath®, un anticorps humanisé pour le traitement de leucémies lymphoïdes chroniques. Toujours pour l'anecdote, leur découverte a été brevetée et ce brevet est considéré en biotechnologies comme « le brevet du siècle » en biotechnologies tant pour son importance scientifique que par ses retombées financières.
Troisième leçon, l'histoire des grandes avancées scientifiques en biologie des cancers au cours des 20 dernières années comme celle des innovations issues de ces avancées montre que leurs auteurs ont parfois connu des moments difficiles et qu'ils ont souvent dû faire preuve d'une incroyable persévérance. Ceci est illustré par les recherches menées sur l'angiogénèse et qui, après des décennies de recherche, ont finalement conduit au développement de l’Avastin™, anticorps humanisé aujourd'hui utilisé dans le traitement des cancers du colon métastatique.
Une autre leçon que nous donne l'observation de la recherche en biologie au cours des dernières années a trait aux espaces de liberté. De façon claire, les progrès les plus significatifs se font le plus souvent lorsque les équipes scientifiques disposent d'espaces de liberté, que ces espaces résultent d'une volonté politique, de la chance ou du hasard. C'est par exemple l'esprit de liberté et de multicultures régnant alors à l'institut d'immunologie de Bâle et au Medical Research Council de Cambridge en Angleterre qui a permis de formidables avancées scientifiques, a conduit à trois prix Nobel et a contribué à une amélioration de notre qualité de vie (4).
Finalement, la principale leçon à retenir des dernières années est que les grandes avancées scientifiques et les innovations en cancérologie sont le plus souvent issues de chercheurs ou plutôt de trouveurs avec un esprit ouvert, original voir atypique, toujours persévérants, bénéficiant d'un espace de liberté et travaillant à l’interface entre les disciplines. À nous et à nos politiques d'en tirer les conséquences pour les prochaines années…Surtout, l’observation des avancées récentes en biologie des cancers montre qu’il n’y a jamais eu autant d’opportunités pour innover et, sait on jamais, pour retrouver des illusions perdues.

Références
1. Ferlay, J., Autier, P., Boniol, M., Heanue, M., Colombet, M., and Boyle, P. Estimates of the cancer incidence and mortality in Europe in 2006. Ann Oncol, 18: 581-592, 2007.
2. Through the glass lightly. Science, 267: 1609-1618, 1995.
3. Hanahan, D. and Weinberg, R. A. The hallmarks of cancer. Cell, 100: 57-70, 2000.
4. Alkan, S. S. Monoclonal antibodies: the story of a discovery that revolutionized science and medicine. Nat Rev Immunol, 4: 153-156, 2004.


Pr Dominique Bellet
Service de médecine nucléaire
Laboratoire d'oncobiologie
Centre René Huguenin, Saint-Cloud
et
Laboratoire de physiologie hépatique UMR 8149 CNRS
Faculté des sciences pharmaceutiques et biologiques de Paris
Université Paris Descartes

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