dimanche 12 août 2007

20 ans de recherche sur la biologie des cancers

Bonsoir,

A l'occasion des 20 ans d'EUROCANCER, principal congrès européen en cancérologie organisé chaque année par le Profeseur Michel MARTY et le Professeur Michel BOIRON, j'ai fait à leur demande une revue sur 20 ans de recherche sur la biologie du cancer. Cette revue a été présentée aux journalistes lors d'une conférence de presse. Le sujet semble les avoir intéressé puisque plusieurs articles ont été écrits et un sujet a été fait par Carolyne BAYLE pour le journal de Claire CHAZAL sur TF1. Pour le cas ou une telle revue sur 20 ans de recherche vous intéresserait également, voici le texte remis aux journalistes . Bonne lecture




20 ans de recherche sur la biologie des cancers:
Les illusions perdues… Les véritables avancées…
Et les leçons à retenir.



En Europe, le nombre de patientes et de patients atteints d'un cancer ne cesse d'augmenter (1). De ce fait, il y a parfois une interrogation sur les progrès faits en recherche sur le cancer et sur l'impact de ces progrès dans la prise en charge de la maladie cancéreuse. Pour répondre à cette interrogation, cette présentation sera orientée sur les avancées qui ont pu se faire en biologie des cancers au cours des 20 dernières années et sur les innovations biomédicales qui sont issues de ces avancées.
En préambule, il est bon de rappeler ce que l'on définit par innovations biomédicales : à la différence de l'invention qui peut être une idée brillante, une innovation biomédicale correspond à un résultat concret, à un produit utilisé par les praticiens au bénéfice de leur malades, nouveau médicament ou nouvelle méthode diagnostique pour ne citer que ces exemples. Les patientes et les patients sont donc concernés directement par les innovations issues des recherches sur la biologie du cancer.
En termes d'innovations, beaucoup d'illusions ont été perdues depuis qu'a été lancé le 23 décembre 1971 par Richard Nixon, président des Etats-Unis, le plan de guerre contre le cancer. Alors que, l'homme venait de poser le premier pied sur la lune (20 juillet 1969), l'éradication des cancers apparaissait comme un objectif atteignable. Malgré d'immenses investissements, il a été considéré 25 ans plus tard que la science avait échoué face au cancer, comme l’avait alors titré en couverture la revue « La Recherche » (février 1996). Depuis cette époque, a-t-on perdu de nouvelles illusions ou a t’on gagné quelques combats contre le cancer ? Avant de répondre à ces questions, il est intéressant de se remémorer les espoirs mis dans la recherche sur le cancer au milieu des années 90 et de relire les prévisions faites à cette époque par les meilleurs scientifiques (2). Parmi les perspectives attendues, il avait été prédit que tous les gènes de susceptibilité à la plupart des cancers seraient bientôt connus, ce qui permettait alors d'envisager le développement de tests pour diagnostiquer une susceptibilité particulière à certains cancers. Au moment où le séquençage du génome humain était en cours (le projet « Génome Humain » a été lancé en 1990), une telle prédiction paraissait réaliste. Achevé en 2000, le séquençage de notre génome n'a pourtant pas encore permis l'identification de l’ensemble des gènes de susceptibilité. D'autres retombées espérées de ce séquençage ne sont toujours pas apparues : la connaissance de notre génome devait aboutir à la découverte plus rapide d'un plus grand nombre de médicaments anticancéreux, prédiction qui reste encore une illusion.
Si une analyse objective montre que, depuis le début du troisième millénaire, de nombreuses illusions ont été perdues, il est indéniable que, au même moment, une meilleure connaissance de la biologie du cancer a conduit à de réelles innovations. Ces innovations sont en accord avec les prévisions faites en 1995 par J. Michael Bishop (prix Nobel de physiologie et de médecine en 1989 avec Harold E. Varmus pour la découverte des oncogènes). En bref, celui-ci estimait qu'il serait nécessaire d'avoir une vision globale des circuits moléculaires qui conduisent une cellule normale à devenir cancéreuse pour pouvoir identifier des cibles pertinentes de médicaments (2). Une des avancées majeures en biologie du cancer au cours des 20 dernières années est effectivement la perception de cette vision globale, perception issue des résultats de centaines d'équipes de recherches et résumée dans un article publié en 2000 par Douglas Hanahan et Robert A. Weinberg dans la revue Cell (3). Cet article montre que, pour devenir cancéreuse, une cellule normale doit présenter six altérations clés: échapper à la mort cellulaire programmée (apoptose), produire ses propres facteurs de croissance, devenir insensible aux facteurs anti-croissance, avoir un potentiel réplicatif illimité, maintenir l'angiogénèse et enfin, avoir des capacités d'invasion et de migration qui conduiront au développement de métastases. Surtout, il est progressivement apparu que, dans la cellule, les mécanismes moléculaires conduisant à ces six altérations utilisent souvent les mêmes circuits jalonnés par un nombre relativement limité de gènes et de protéines clés. En identifiant plusieurs de ces gènes et de ces protéines clés, les avancées de la recherche en biologie des cancers ont permis d'identifier les cibles pertinentes de nouveaux médicaments. Ces médicaments constituent aujourd'hui ce que l'on appelle communément les thérapies ciblées. Parmi ces nouveaux médicaments, certains sont de petites molécules comme le Gleevec® utilisé pour le traitement des leucémies myéloïdes chroniques et des tumeurs gastro-intestinales stromales, alors que d’autres sont des anticorps tels l' HerceptineTM utilisé pour le traitement des cancers du sein métastatiques ou l’Erbitux® utilisé pour le traitement des cancers colorectaux métastatiques. Ces thérapies, issues des progrès en biologie et en biotechnologies, sont ciblées à double titre: à l'échelon cellulaire, elles ciblent un composant précis de la machinerie cellulaire tel qu’un récepteur pour un facteur de croissance, par exemple le récepteur à l’EGF (HER1) pour l’Erbitux®. À l'échelon des malades, ces thérapies sont ciblées sur des groupes de patientes ou de patients qui expriment la cible au niveau des cellules cancéreuses et qui sont donc susceptibles de bénéficier de la thérapie ciblée. C'est le cas de l' HerceptineTM qui n'est destiné qu’aux patientes dont le cancer du sein exprime fortement un récepteur cellulaire dénommé HER2. Là encore, la recherche sur la biologie des cancers a conduit à de véritables innovations puisqu'il existe des tests pour sélectionner les patientes susceptibles de bénéficier de l' HerceptineTM. Aujourd'hui, il fait peu de doute que ces thérapies ciblées, bien que très coûteuse et encore destinées à un nombre limité de malades, constituent de véritables avancées dérivées directement de la recherche sur la biologie des cancers.
Outre les innovations apparues en cancérologie au cours des cinq dernières années, plusieurs leçons peuvent être tirées des travaux de recherche effectués en cancérologie au cours des deux dernières décennies. La première leçon, bien qu'évidente, mérite pourtant d'être souligné : toute innovation est dérivée d'une recherche fondamentale et cette recherche souvent menée pendant de longues années conduit parfois à des innovations imprévues et fort éloignées de l’objectif initial. Un exemple frappant est celui des anticorps monoclonaux découverts par Georges J.F. Köhler et César Milstein en 1975 (prix Nobel de physiologie et de médecine avec Niels K. Jerne en 1984). De leur aveu même, ces chercheurs qui travaillaient sur les capacités du système de défense immunitaire à « se débrouiller » face à des « envahisseurs inconnus » n'avaient pas imaginé que leur découverte serait à la base de nombreuses thérapies ciblées et de multiples tests sanguins (4). Pour l'anecdote, cette découverte qui est l'une des plus importantes en biologie et en médecine au cours des 40 dernières années n'a jamais été protégée par un brevet, le cabinet de brevet ayant examiné le dossier n'ayant pas perçu l'importance de cette avancée !
Une seconde leçon est l'importance de l'interdisciplinarité. Ceci est bien illustré par les travaux de Stanley N. Cohen et Herbert W. Boyer, les pères du génie génétique. C'est grâce à la rencontre de Herbert W. Boyer, un spécialiste des enzymes bactériens, et de Stanley N. Cohen, un spécialiste des plasmides (fragments d'ADN circulaire trouvés presque exclusivement dans les bactéries) qu'a été trouvé la première technique de génie génétique. Pour l'anecdote, cette rencontre s'est faite dans une pâtisserie de Waikiki à Honolulu ! De l'importance des patisseries en recherche… Leur contribution est à la base d'immenses progrès en biologie des cancers et en biotechnologies. C’est grâce aux techniques de génie génétique qu’ont été conçus les anticorps monoclonaux chimériques ou humanisés. Ces anticorps sont les principes actifs de nouveaux médicaments comme le Rituxan®, un anticorps chimérique pour le traitement de lymphomes non-hodgkiniens ou comme le Campath®, un anticorps humanisé pour le traitement de leucémies lymphoïdes chroniques. Toujours pour l'anecdote, leur découverte a été brevetée et ce brevet est considéré en biotechnologies comme « le brevet du siècle » en biotechnologies tant pour son importance scientifique que par ses retombées financières.
Troisième leçon, l'histoire des grandes avancées scientifiques en biologie des cancers au cours des 20 dernières années comme celle des innovations issues de ces avancées montre que leurs auteurs ont parfois connu des moments difficiles et qu'ils ont souvent dû faire preuve d'une incroyable persévérance. Ceci est illustré par les recherches menées sur l'angiogénèse et qui, après des décennies de recherche, ont finalement conduit au développement de l’Avastin™, anticorps humanisé aujourd'hui utilisé dans le traitement des cancers du colon métastatique.
Une autre leçon que nous donne l'observation de la recherche en biologie au cours des dernières années a trait aux espaces de liberté. De façon claire, les progrès les plus significatifs se font le plus souvent lorsque les équipes scientifiques disposent d'espaces de liberté, que ces espaces résultent d'une volonté politique, de la chance ou du hasard. C'est par exemple l'esprit de liberté et de multicultures régnant alors à l'institut d'immunologie de Bâle et au Medical Research Council de Cambridge en Angleterre qui a permis de formidables avancées scientifiques, a conduit à trois prix Nobel et a contribué à une amélioration de notre qualité de vie (4).
Finalement, la principale leçon à retenir des dernières années est que les grandes avancées scientifiques et les innovations en cancérologie sont le plus souvent issues de chercheurs ou plutôt de trouveurs avec un esprit ouvert, original voir atypique, toujours persévérants, bénéficiant d'un espace de liberté et travaillant à l’interface entre les disciplines. À nous et à nos politiques d'en tirer les conséquences pour les prochaines années…Surtout, l’observation des avancées récentes en biologie des cancers montre qu’il n’y a jamais eu autant d’opportunités pour innover et, sait on jamais, pour retrouver des illusions perdues.

Références
1. Ferlay, J., Autier, P., Boniol, M., Heanue, M., Colombet, M., and Boyle, P. Estimates of the cancer incidence and mortality in Europe in 2006. Ann Oncol, 18: 581-592, 2007.
2. Through the glass lightly. Science, 267: 1609-1618, 1995.
3. Hanahan, D. and Weinberg, R. A. The hallmarks of cancer. Cell, 100: 57-70, 2000.
4. Alkan, S. S. Monoclonal antibodies: the story of a discovery that revolutionized science and medicine. Nat Rev Immunol, 4: 153-156, 2004.


Pr Dominique Bellet
Service de médecine nucléaire
Laboratoire d'oncobiologie
Centre René Huguenin, Saint-Cloud
et
Laboratoire de physiologie hépatique UMR 8149 CNRS
Faculté des sciences pharmaceutiques et biologiques de Paris
Université Paris Descartes

samedi 11 août 2007

Un peu plus d' informations sur nos activités de recherche

Bonsoir,

En allant aujourd'hui sur mon blog pour préparer la prochaine rentrée, je réalise que je ne vous ai donné que peu d' informations sur les activités de recherche menées dans notre laboratoire universitaire (UMR 8149 CNRS) et dans le laboratoire hospitalier dont j'ai la responsabilité au Centre René Huguenin de Saint-Cloud (Laboratoire d'oncobiologie). Je profite donc de cette période estivale pour vous donner ces quelques informations.

Des laboratoires « atypiques »…
Notre laboratoire universitaire est «atypique » pour au moins deux raisons. La première est son faible effectif puisqu'il n’est composé que de cinq enseignants chercheurs (Pr Pierre BEDOSSA, Pr Dominique BELLET, Pr Valérie PARADIS, Pr Thierry POYNARD, Dr Virginie DANGLES-MARIE), d’un chercheur CNRS (Dr Dominique ZELISZEWSKI) et d’un ingénieur CNRS (Sophie RICHON). La seconde est que les cinq enseignants chercheurs ont tous des fonctions hospitalières et partagent donc leur temps entre l'université et l'hôpital.

Mon laboratoire hospitalier est également « atypique » puisque c'est le seul laboratoire de biologie spécialisée d'un centre de lutte contre le cancer à être inclus dans un service d'imagerie médicale, en l'occurrence celui de médecine nucléaire du Dr Alain PECKING au Centre René Huguenin. Ce laboratoire est entièrement dédié aux dosages des marqueurs biologiques de cancer, dosages utilisés pour la détection et la surveillance des cancers.

Les thèmes de recherche…
Notre laboratoire universitaire comprend trois équipes:
§ celle dirigée par Pierre BEDOSSA travaille sur la physiopathologie des maladies chroniques du foie,
§ celle dirigée par Thierry POYNARD travaille sur la fibrose hépatique, son histoire naturelle, son diagnostic et son traitement
§ celle dont j'ai la responsabilité travaille sur les métastases hépatiques et sur leur diagnostic.

Mon laboratoire hospitalier, en parallèle à son activité de biologie clinique, est spécialisé dans le développement de nouveaux marqueurs biologiques pour la détection et la surveillance des cancers.

Les résultats en recherche…Une étude vient d'être publiée sur les résultats de la recherche biologique et médicale en France. Cette enquête dont la grande presse s'est faite écho (vous pouvez par exemple consulter un article paru dans LES ÉCHOS le 23 juillet et accessible à l'adresse suivante:
http://www.lesechos.fr/info/sante/4602748.htm) est très instructive.
Nous savions déjà que, dans notre laboratoire universitaire, Thierry POYNARD était le chercheur le plus productif : d’après la base de données bibliographiques PubMed qui recense toutes les publications scientifiques des chercheurs, Thierry a 392 publications. (http://www.ncbi.nlm.nih.gov/entrez/query.fcgi?DB=pubmed). Par comparaison, je n'en ai que 134 ce qui veut dire que, lorsque je publie un article, Thierry en publie trois ! De plus, un article de Thierry publié dans le Lancet en 1998 (Lancet.1998. 352/1426-1432) a été classé en 2001 comme le cinquième article le plus cité en médecine.
L’étude récemment publiée porte sur les travaux de 12000 chercheurs français et nous apprend que Thierry POYNARD est classé dans le Top 50 des meilleurs chercheurs puisqu'il est en 23ème position. Il est également intéressant de noter que les deux chercheurs placés en première et en seconde position sont respectivement Arnold MUNNICH et Alain FISHER, tous les deux professeurs dans notre université Paris Descartes. Le chercheur placé en cinquième position est également un professeur de notre université, Bernard ROQUES, qui est professeur à la faculté des sciences pharmaceutiques et biologiques de Paris.

De la recherche à l'innovation ...
Cette semaine sont parus les chiffres du commerce extérieur français et vous pouvez vous demander pourquoi je vous en parle aujourd'hui. Il apparaît que notre balance commerciale est déficitaire puisque le solde semestriel est déficitaire de plus de 15,4 milliards d'euros. D'après le secrétaire d'État en charge du commerce extérieur, Hervé NOVELLI, une des raisons qui explique ce déficit est très clairement un déficit d'innovations et donc un déficit en nouveaux produits susceptibles d'être vendus hors de France par nos entreprises. D'où la nécessité pour le Secrétaire d'État comme pour notre Président ou pour notre Premier Ministre de soutenir la recherche qui est à la base des innovations.

Dans ce contexte, comment se situe notre laboratoire de recherche ? S’il est actif en recherche, participe-t-il également à l'innovation et à la valorisation ? Rappelons que la valorisation est la deuxième mission de la recherche publique aux termes de la loi de 1982 (D’après « La gestion de la recherche publique en sciences du vivant » Rapport de la cour des comptes, Mars 2007)

Avant de situer notre laboratoire, précisons d'abord ce que l'on entend par innovation : « L’innovation se distingue de l’invention en cela que la seconde peut être une idée brillante, mais que la première n’existe que si elle s’incarne. Dans le monde économique, on ne parle d’innovation que si celle-ci va jusqu’au marché » (D’après «Ce que je crois» d’Hervé Sérieyx.)

Alors sommes-nous simplement un laboratoire de recherche ou également un laboratoire innovant ? Pour en juger, il suffit de regarder le nombre de brevets obtenus par les chercheurs du laboratoire (il s'agit du nombre de brevets obtenus et non du nombre de brevets déposés puisque, comme les publications, il ne suffit pas de soumettre un brevet, il faut également qu'il soit accepté et publié). Autre critère encore plus important, il faut regarder le nombre de produits innovants issus des brevets. Ce critère est beaucoup plus drastique puisque moins de 0,6 % (0,56 % pour être exact) des brevets conduisent à un produit innovant (D’après Research Technology Management et « L'innovation : une démarche collective ».Les Échos, 4 novembre 2003).

Dans le domaine de l'innovation comme dans celui de la recherche, notre champion est encore Thierry POYNARD avec cinq brevets et cinq produits sur le marché (tests de diagnostic non invasifs pour la prise en charge et le traitement de patients) soit un score de 100 % de produits développés par brevet ! En termes d'innovations, mon propre score n'est pas si mal puisque j'ai actuellement 15 produits sur le marché (tests pour la détection et la surveillance de cancer, pour le dépistage de trisomie 21 et pour le diagnostic de sepsis) pour 18 brevets soit un score de 83 %, ce qui reste encore au-dessus du chiffre moyen de 0,56 %. Pour Thierry comme pour moi, nos produits sont distribués dans le monde entier, Europe, États-Unis, Amérique du Sud, Asie...

Quels enseignements les étudiants peuvent-ils tirer de notre expérience en recherche et en innovations ?
Quelques enseignements peuvent être tirés de notre expérience en termes de recherche et d'innovations. De façon intéressante, j'ai dû faire dans le cadre du congrès EUROCANCER qui s'est récemment tenu à Paris, une revue sur la recherche sur le cancer au cours des 20 dernières années. A cette occasion, je me suis intéressé aux éléments essentiels qui conduisent à de réelles découvertes et à de vraies innovations. Plusieurs enseignements tirés de l'observation de chercheurs « innovants » sont en adéquation avec notre propre expérience. Sans vouloir trop généraliser, les avancées sont souvent le fait de chercheurs ou plutôt de « trouveurs » « atypiques », persévérants, bénéficiant d'un espace de liberté et travaillant à l'interface entre les disciplines. Pour ceux qui connaissent toutes les facettes de Thierry POYNARD, ce profil lui convient parfaitement puisqu'il est à la fois un expert en hépato-gastroentérologie… et en biomathématiques. De mon côté, j'ai toujours travaillé à l'interface entre l'immunologie et la cancérologie, ce qui m'a amené à développer des tests immunologiques utilisés en cancérologie… mais aussi en pathologie infectieuse et en gynécologie obstétrique. Si travailler à l'interface entre les disciplines est indubitablement une source d'innovations, ce mode de fonctionnement est encore peu intégré dans le monde universitaire où il est préférable d'appartenir à une seule discipline. Ainsi, les autorités de tutelle de notre pays ont parfois quelques difficultés à classer notre laboratoire qui n’est ni un « pur » laboratoire d'immunologie ni un « véritable » laboratoire de cancérologie. Notre positionnement est cependant logique puisque, depuis 20 ans, nous avons volontairement fait le choix de travailler à l’interface entre les différentes disciplines : immunologie, cancérologie, hépato- gastroentérologie, biomathématiques ou biologie cellulaire. À l'extérieur de l'université, la reconnaissance d'un laboratoire qui travaille aux interfaces entre les disciplines est plus facile, notamment auprès des patientes et des patients : légitimement, nos malades sont d'abord intéressés par les innovations dont ils peuvent bénéficier et ne se préoccupent pas de la discipline qui est à l'origine de l'innovation. Le monde politique, à l'écoute des citoyennes et des citoyens, et le monde industriel, sont bien entendu réceptifs à l'innovation et comprennent facilement notre positionnement. Les travaux de recherche que j'ai menés m'ont donné le plaisir de recevoir en Italie et en présence du Président de la République, un prix prestigieux de l’« Accademia Nazionale dei Lincei » (équivalent de l’Académie française), le Prix international Arnaldo Bruno. Quant aux tests que nous développons, ils sont fabriqués par des sociétés françaises, allemandes, japonaises et le seront bientôt par une société suisse. Pour eux, peu importe la discipline, seules comptent les capacités innovantes.

L'autre enseignement qui peut être tiré de notre expérience est l'importance de la recherche fondamentale. Ceci mérite d'être souligné à l'heure où beaucoup s'interrogent sur le moyen de développer la recherche dite « translationnelle », recherche qui est censée conduire à des innovations. En fait, il n'y a pas de recherche « translationnelle » qui ne s'appuie sur une recherche dite « fondamentale ». Prenons l'exemple d'un des tests que nous avons développé et qui est maintenant utilisé chaque année par plusieurs millions de patientes ou de patients. Ce test mesure le taux de procalcitonine (PCT) dans le sang et sert notamment pour le dépistage d'infections bactériennes chez les malades présentant une infection pulmonaire basse. De telles infections sont responsables de 10 % de la mortalité mondiale et de 75 % de l'utilisation des antibiotiques. Une équipe suisse a démontré et publié dans le LANCET (Christ-Crain M et col. Lancet. 2004 ; 363 : 600-607.) que le dosage de PCT permet de diminuer la consommation d'antibiotiques d'environ 50 % en cas de pathologie pulmonaire basse, d'où le succès mondial de notre test qui a fait l'objet de 900 publications scientifiques depuis sa description. L'origine du dosage de PCT est pourtant peu connue et mérite d'être rapportée. En fait, la technique utilisée dérive de travaux effectués par mon équipe de recherche à la fin des années 80 et publiés en 1987 dans Journal of Immunology (Ghillani P et col. J.Immunol. 1987 ; 138 : 3332-3338). Nos résultats démontraient pour la première fois qu'un anticorps est capable de distinguer une seule fonction chimique. À l'époque, aucun d'entre nous n'imaginait que ces travaux allaient mener 20 ans plus tard à un test utilisé dans le monde entier. Vingt ans… Cela souligne l'importance de la persévérance ! Le long délai entre les premiers résultats observés au laboratoire et le développement de produits innovants n'a pas échappé à notre secrétaire d'État au Commerce extérieur : cette semaine, Hervé NOVELLI a rappelé que, compte tenu du délai entre la découverte et l'innovation, il faudrait un temps certain pour que l'effort de recherche qui doit être faite en France contribue à l'émergence d'innovations… et à l'amélioration de notre balance commerciale.

Autre enseignement, nos résultats en recherche et en innovations sont indubitablement liées à l'appartenance de nos cinq enseignants chercheurs au monde universitaire et au monde hospitalier. Ainsi, cette double appartenance permet d'effectuer à l'université les travaux de recherche les plus fondamentaux avant de transférer les résultats de ces travaux au niveau des malades grâce à notre appartenance hospitalière.

Et l'avenir…

Ceux qui, comme Thierry ou moi-même, ont vécu et travaillé aux États-Unis savent que, dans ce pays comme aujourd'hui en France, l'important n'est pas ce que l'on a fait mais ce que l'on est capable de faire. Alors oublions le classement des chercheurs, les articles scientifiques publiés et les tests réalisés puisqu'ils appartiennent déjà au passé. Ce passé a tout de même un intérêt, celui de donner une certaine expérience pour développer et réaliser de nouveaux projets. Alors que faisons-nous ? Fort des travaux réalisés en recherche fondamentale au cours des dernières années, Thierry et moi pensons être en mesure de développer de nouveaux tests. De plus, nous sommes rejoints par Virginie DANGLES-MARIE qui, en collaboration avec Sophie RICHON et sur des bases similaires, interface, persévérance, originalité, réalise actuellement des travaux de recherche porteurs d'innovations. Virginie et Sophie en collaboration avec plusieurs équipes dont celle de Marie-France POUPON, une des meilleures spécialistes du processus métastatique, et celle du professeur Marc POCARD, chirurgien à l'hôpital Lariboisière, ont mis au point des modèles expérimentaux originaux. Ces modèles sont maintenant utilisés pour l'étude du processus métastatique et pour la sélection de nouveaux médicaments ciblant les métastases. À nouveau, le transfert des résultats en clinique va être accéléré par les étroites collaborations qui sont établies entre notre laboratoire universitaire et les services hospitaliers, au premiers rangs desquels se trouvent le service de médecine nucléaire du docteur Alain PECKING au centre René Huguenin et le service d’Hépato-gastroentérologie du groupe hospitalier Pitié-Salpêtrière, service dirigé par Thierry POYNARD.

Ces perspectives nous rendent raisonnablement optimiste pour le futur, d'autant qu’un événement attendu et un rêve contribuent à cet optimisme. L'événement attendu serait l'arrivée d'un nouvel enseignement chercheur avec un profil hospitalo-universitaire qui serait en parfaite adéquation avec nos profils (pour les étudiants en pharmacie, ce nouvel enseignant viendrait remplacer le professeur Jean-Michel BIDART qui a rejoint la faculté de pharmacie de Châtenay-Malabry). Le rêve serait que soient respectées les recommandations faites par les auteurs de l'étude sur la recherche biologique et médicale en France. Une de leurs recommandations est de favoriser « les grands instituts multidisciplinaires abritant de nombreuses petites équipes, réunies autour d'un projet précis de trois à quatre ans, largement dotés et réunissant un à trois chercheurs entourés d'étudiants.. ». N'est-ce pas ce qui se fait à la faculté des sciences pharmaceutiques et biologiques de Paris, et à une autre échelle, dans notre laboratoire ? Une autre suggestion faite par les auteurs de l'étude nous paraît forcément intéressante : En toute logique, les auteurs de l'étude recommandent de donner à la cinquantaine de chercheurs « hors normes » « une liberté d'action totale et des moyens pratiquement illimités pour rivaliser avec leurs concurrents de Boston, de San Diego ou de Londres ». Alors rêve ou réalité ? L’avenir nous le dira. En attendant, vous qui êtes étudiants dans notre faculté, n'hésitez pas à venir nous voir. Vous verrez, l'atmosphère est intéressante et nous avons au mur un très beau poster où il est écrit en grand : « On n'arrête pas un rêve qui marche ». Alors rêvons et marchons !

Bonne soirée et bon dimanche